Gérard CHALIAND

Gérard CHALIAND



En octobre-novembre 1967, le poète Gérard Chaliand (né en 1934), qui deviendra géostratège, spécialiste des relations internationales et stratégiques, des conflits armés et surtout des conflits irréguliers (guérilla, terrorisme), auteur de plus de 80 livres, vit quotidiennement avec le peuple et les paysans du Nord-Vietnam sous les bombes. il en rapporte un livre d’exception Les paysans du Nord-Vietnam et la guerre (Maspero, 1968) et témoigne en mars 1968 (in Le Monde diplomatique) : « L’escalade n’a pas provoqué l’effondrement de la République démocratique du Vietnam, bien que les Etats–Unis, selon leurs propres sources, aient largué près de 100 000 tonnes de bombes. Comment un petit pays agricole a-t-il pu, grâce à sa détermination et à son ingéniosité, résister à la nation technologiquement la plus avancée du monde ? Les réponses à cette question ne peuvent être trouvées qu’à travers une connaissance des réalités de la campagne vietnamienne. Il y a des raisons historiques, dues aux structures de la société rurale vietnamienne et des raisons politiques dues aux structures organisationnelles que le régime a su mettre en place. C’est une vaste décentralisation au profit des campagnes, facilitée par les traditions communalistes du village et dotée d’un niveau technique remarquable qui permet au Nord-Vietnam de tenir. L’escalade, qui visait à affaiblir le Sud en frappant le Nord s’est révélée un échec dont la récente offensive du FNL démontre l’ampleur ; tandis que l’importance des forces nord-vietnamiennes engagées à Khe-San prouve l’incapacité des bombardements aériens à interrompre les communications de la République démocratique du Vietnam au niveau du 17e parallèle et sa vitalité. L’escalade commencée il y a trois ans, en février 1965, a provoqué la dispersion. Evacuation des usines non touchées en province, où elles sont reconverties en ateliers ; réorientation de la production en fonction de l’effort de guerre ; autonomie des provinces. Certes la vie économique est frappée par les bombardements, notamment dans le domaine industriel et dans l’infrastructure routière. Mais elle est stimulée aussi par le climat psychologique de patrie en danger, de défense de l’indépendance nationale. Les communications détruites sont rétablies et démultipliées ; les ponts remplacés et doublés. La production agricole continue de croître bien qu’une partie de la main-d’œuvre rurale soit mobilisée pour d’autres tâches. L’escalade a cimenté la cohésion du Nord et accru son dynamisme social. La dignité nationale… »

Cinq mois plus tard, c’était Mai 68, dont Chaliand nous dit (in revue Ballast, 2015) : « C’était un mouvement multiforme, avec des agendas totalement contraires. Politiquement, on militait pour ce que Prague rejetait à la même époque. On rêvait d’un « socialisme à visage humain » quand les autres avaient déjà donné ! Les trotskystes, c’était « radio nostalgie » ; les maoïstes, c’était « raconte-moi une histoire formidable : jusqu’à quel point va-t-on bâtir l’utopie ? ». Au-delà de ce qu’il y a eu de sympathique (la libération sexuelle, notamment), j’ai beaucoup de mal avec ce qui a accompagné ce moment : en faire le moins possible, « s’éclater ». Se saouler à la bière et prendre quelques « tafs », c’est ça, la vie ? Le monde est vaste… Cherche, comprends. C’était un mouvement décevant – Castoriadis, Edgar Morin et Claude Lefort en ont bien parlé. Rien de grand n’a été fait depuis ; rien de grand n’est sorti de cette « génération 68 ». J’aime assez l’esprit protestant : on manque de rigueur éthique. Qu’un type comme Sarkozy puisse oser se représenter, c’est effarant – dans n’importe quel pays protestant, on le sortirait. Tout juste si on ne continue pas d’admirer Bernard Tapie ! Nous sommes des enfants gâtés. Il y aura des émeutes dans les prochaines années. La peur va dominer ; les déchirements communautaires vont s’accentuer au quotidien – à partir d’un incident, avec quelques morts qui seront instrumentalisés par ceux qui souhaitent activement creuser un fossé social et religieux. »

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire (choix), Poésie : Anthologie de la poésie populaire kurde (éditions de l’Aube, 1997), Cavalier seul (L’Aube, 2014), Feu nomade et autres poèmes, œuvre poétique (Poésie/Gallimard, 2016). Mémoires : Le savoir de la peau, mémoires (L'Archipel, 2022), L'aventure, le choix d'une vie (Points, 2017), La Pointe du couteau. Un apprentissage du monde (Le Seuil, 2013), L’aventureux, entretiens avec Thierry Garcin (éditions de l’Aube, 2010), Mémoire de ma mémoire (Julliard, 2003).

 

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Dossier : Yusef KOMUNYAKAA & les poètes vietnamiens de la Guerre du Vietnam n° 56

Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58